« Du nerfs, les gars ! Plus vite ce sera fini, plus vite vous aurez quartier libre ! » Dorran avait vingt ans et, déjà, des responsabilités sur le navire. Le marin qui l'avait élevé dans l'optique de lui enseigner tous les secrets de la navigation l'avait nommé chef d'équipage deux mois auparavant. Puisque cela faisait déjà plusieurs années qu'il naviguait, les autres membres du groupe s'étaient plutôt bien accommodés de cette promotion. Dorran était jeune et fougueux, mais toujours très rigoureux dans son travail. Il ne se perdait pas en paroles futiles mais gardait toujours l’œil ouvert et une oreille attentive pour ceux dont il avait la charge. Ce matin-là, ses cris résonnaient à l'unisson des clameurs des autres marins du port. L'équipage était parti en mer une bonne partie de la nuit pour pêcher et venait à peine de rentrer à Menethil. Dorran était rincé, mais le travail n'était pas encore fini. Il fallait désormais décharger le navire et acheminer la marchandise jusqu'aux échoppes des poissonniers et des divers particulièrs qui leur avaient passé commande... Le jeune homme ne se contentait pas de donner des directives aux hommes, cela dit, il effectuait sa part du travail avec autant de vaillance qu'un autre. Ses cheveux empestaient le poisson et la sueur collait ses vêtements à ses muscles, laissant deviner en transparence l'amas complexe de tatouages qui recouvraient le haut de son corps.

Dorran était fier de ses tatouages, fier de sa silhouette massive. Il avait commencé à se développer physiquement dès les premières années de l'adolescence, et le travail en mer y avait fortement contribué. Quant aux dessins qui ornaient sa peau, il les avait fait faire l'année de ses dix-huit ans, sur un coup de tête, un jour où il s'était embrouillé avec le vieux marin. Connaissant l'aversion de ce dernier pour les tatouages, il n'avait pas trouvé meilleur acte de provocation. La dérouillée qu'il s'était prise ce jour-là, il en gardait encore un souvenir cuisant. Ils étaient souvent en désaccord, mais à présent que Dorran était plus grand et plus fort que le vieux, ce dernier n'osait plus avoir recours à la violence que lorsque le jeune homme dépassait les limites. D'ailleurs, il était fort probable que le marin entre dans une colère noire dans peu de temps... En effet, il n'avait pas encore osé en parler au pêcheur qui l'avait recueilli mais, ces derniers temps, il pensait de plus en plus à la guerre. Chaque jour, il voyait des blessés revenir, et d'autres combattants les remplacer. Certains d'entre eux étaient même plus jeunes que lui ! La pêche, c'était bien, mais une part du jeune homme aspirait à plus. Il voulait se sentir utile au clan de manière plus concrète. Ce qui l'empêchait de partir dès à présent pour affronter les autres clans, c'étaient ses responsabilités au sein du navire, mais aussi vis-à-vis de la petite Thëmesia, celle qui était élevée sous le même toit que lui depuis que le vieux marin l'avait trouvée bébé, celle qu'il considérait comme une petite sœur.

Le jeune homme poussa un soupir agacé, il n'avait pas le temps de divaguer. Il se remit donc au travail, transportant les caisses de poisson du navire aux brouettes destinées à ravitailler leurs clients. Une fois la chose terminée, il donna congé aux autres membres de l'équipage et entreprit de démêler l'un de leurs filets de pêche. Ce dernier s'était méchamment emmêlé durant leur sortie en mer, à cause de la houle agitée à laquelle ils s'étaient confrontés toute la nuit. Il était assis sur le rebord du bateau, les pieds battant dans le vide, tandis qu'il s'échinait à vouloir démêler le filet. Dorran n'était pas quelqu'un de très patient. Les sourcils froncés, la frustration de ne pas pouvoir parvenir à ses fins rapidement le fit accélérer ses gestes, ce qui aggrava l'état du nœud. Poussant un juron, il mit le filet en boule et le balança plus loin sur le pont dans un geste de colère, ruinant définitivement les efforts qu'il venait d'accomplir. Il grogna, frustré, et s'avachit contre la rambarde. Le soleil était déjà haut dans le ciel, diffusant sa chaleur et rendant l'atmosphère du port moite. S'apaisant peu à peu au rythme des vagues qui venaient s'écraser sur les quais, le jeune homme laissa son regard divaguer à l'horizon. Est-ce que quelque chose l'attendait, là-bas, au-delà de l'océan ?

Il avait laissé ses pensées divaguer bien trop loin pour se rendre compte de la présence d'une autre personne. Le jeune marin fut ainsi surpris en entendant une voix féminine émaner du quai le plus proche. « La pêche a-t-elle été fructueuse ? » Dorran baissa les yeux vers la jeune femme à l'origine de cette question. En reconnaissant la femme du gouverneur de Menethil, il fronça légèrement les sourcils : que pouvait-elle bien faire ici ? Il haussa les épaules, ce n'était pas à lui de se soucier de ce genre de choses. Peut-être avait-elle parfaitement le droit de déambuler dans les parties les moins fréquentables de la ville au petit matin. Peut-être que non, et que des gardes étaient déjà en train d'arpenter les rues pavées du centre, descendant lentement mais sûrement vers les allées crasseuses du port... Quoi qu'il en soit, cela ne concernait en rien le tatoué. En revanche, ce qui le préoccupait, c'était de savoir ce que cette femme de pouvoir lui voulait. L'avait-elle abordée simplement par ennui, cherchant à faire la conversation ? Ou bien était-elle venue le trouver spécifiquement, en vue de parler affaires avec le capitaine du navire de pêche ? Si c'était le cas, elle était bien mal tombée : le vieux navigateur n'était pas là pour le moment. Mal à l'aise à l'idée de devoir potentiellement mener les négociations avec la famille la plus importante de la capitale en son nom, Dorran s'éclaircit la voix avant de répondre : « Plutôt, oui. »

Le jeune homme se redressa et fit mine d'épousseter son pantalon de marin, histoire de se rendre un peu plus présentable. Cela n'avait pas de réelle utilité, il ne pouvait rien faire contre la sueur qui détrempait ses vêtements, et encore moins contre l'odeur de poisson qui lui collait à la peau. Il poussa un soupir résigné : il ne pourrait pas faire mieux. Il ne renvoyait peut-être pas une image soignée, mais au moins véhiculait-il celle d'un jeune homme travailleur qui ne s'embarrassait pas de faux semblants, ce qu'il était réellement. Il se pencha vers son interlocutrice, intéressé par les raisons de sa venue sur les quais et impatient d'entendre l'éventuelle proposition qu'elle allait soumettre à l'équipage, et prit appui sur la rambarde du bateau. « Que puis-je faire pour vous... Votre grâce ? » demanda-t-il alors, un léger sourire au coin des lèvres. Le jeune homme n'était pas sans charmes, et il rayonnait de cette énergie qu'ont les jeunes gens au printemps de leur vie, débordant d'assurance comme si l'avenir leur tendait les bras et qu'aucun orage ne pouvait se profiler à l'horizon. Une autre caractéristique que lui prodiguait son jeune âge, c'était ce côté légèrement joueur. Ce n'était pas très prononcé, et il ne s'était encore jamais attiré d'ennuis à cause de cela jusqu'à aujourd'hui. Dorran, en dépit de la dominante maussade de son caractère, semblait attirer la sympathie des gens. Il n'avait même pas besoin de fournir d'efforts pour cela, et cela lui avait plus d'une fois évité de se retrouver en très mauvaise posture durant son adolescence. Cela était peut-être dû à son physique robuste qui inspirait la stabilité et la confiance, ou bien à son tempérament travailleur et calme... Il n'en avait pas la moindre idée. D'ailleurs, il ne semblait même avoir conscience du magnétisme qu'il dégageait. Bien sûr, ce léger avantage était loin d'être suffisant pour qu'il s'en sorte au quotidien. Il demeurait un orphelin miséreux, parti de rien, et encore loin du sommet.

Le jeune homme scrutait avec attention la femme du gouverneur. Elle était jeune, elle aussi, et irradiait la confiance en soi. Sarina donnait l'impression d'être une demoiselle forte et fière, un pur produit de la mer comme le peuple Orcitàn savait les forger. Cette assurance était à la fois attirante et intimidante pour le jeune Dorran. Cependant, le marin connaissait trop bien la place qui était la sienne pour oser défier la belle. Jouer, c'était bien, mais uniquement si cela ne vous menait pas à une accusation d'outrage au gouverneur de la ville !

« Vous pouvez descendre de ce bateau et me suivre jusqu'au grand magistrat. » avait répondu la femme du gouverneur lorsque le marin lui avait demandé en quoi il pouvait lui être utile. Le jeune Dorran pâlit et perdit son sourire. Il n'avait rien à se reprocher, du moins il ne se souvenait pas de la faute qu'il aurait pu commise, mais il savait que, dans ce monde, si un puissant tenait à vous accuser d'un délit quelconque, il parvenait toujours à ses fins, peu importait votre innocence. L'Orcitàn demeurait donc figé, ne comprenant pas ce qui poussait son éminente interlocutrice à le traîner en justice, en proie à la panique. Il faisait de son mieux pour contenir son angoisse, cela dit... Mais la tension dans ses muscles et son regard inquiet trahissaient son état d'esprit. Il ne parvint à se détendre que lorsque Sarina cessa de le fixer avec autant de sérieux et qu'il crut voir un sourire amusé orner ses lèvres. Il comprit alors que ce n'était pas sérieux.

S'il sentit la pression partir, il n'en demeura pas moins confus. Fronçant les sourcils, il avait désormais l'impression que la belle le prenait pour un simple d'esprit et, il fallait bien l'avouer, il était vexé de se retrouver ainsi la cible de cette mauvaise blague. Dorran croisa alors les bras sur sa poitrine, la mine renfrognée, se promettant de ne plus se laisser avoir par la femme du gouverneur. D'ailleurs, il ne savait toujours pas ce qu'elle venait faire par ici ! Il avait désormais la conviction que cela n'avait rien à voir avec un quelconque pacte commercial, sinon elle en serait directement venue au fait... Ainsi, il ne devait s'agir que d'une balade matinale, et l'Orcitàn n'était par conséquent qu'un moyen de distraction pour la jeune femme. Il expira bruyamment par les narines, être pris en dérision ne lui plaisait pas spécialement mais au moins il ne se retrouvait plus obligé d'endosser les responsabilités de potentielles négociations en l'absence de son mentor, ce qui le soulageait grandement. C'était avec cet état d'esprit plutôt mitigé que le jeune homme observait la farceuse. Cette dernière était toujours aussi sereine et semblait désormais s'intéresser au navire.

« C'est un joli navire que vous avez là. Puis-je monter à bord ? » La demande de la jeune femme surprit le marin. Il arqua un sourcil interrogateur, puis haussa les épaules. Qu'est-ce qu'il risquait, après tout ? De toute manière, elle était la femme du gouverneur et pourrait très certainement trouver un moyen de monter à bord si jamais il refusait. Sans parler du fait qu'il n'y avait rien à cacher sur ce navire... Et rien de spécial à voir non plus, hormis les filets de pêche et quelques carcasses de poissons ! « Faites comme chez vous. » répondit-il alors en esquissant un geste du bras pour l'inviter à le rejoindre sur le pont. Tandis que Sarina montait à bord, Dorran réfléchissait à la suite des événements. Le jeune marin n'était pas des plus bavards et, puisque la jeune femme avait ignoré sa question précédente, il ne savait pas s'il devait lui redemander ce qu'elle voulait ou s'il devait trouver un nouveau sujet de conversation... Chose pour laquelle il n'était pas très doué. Il se redressa un peu quand l'Orcitàne arriva à sa hauteur, souhaitant tout de même faire bonne figure et se tenir droit face à une personne aussi éminente. Il gardait toujours à l'esprit son mentor : qu'est-ce que le vieux penserait si Dorran parvenait à conclure un accord avec la famille gouvernante de Menethil ? Il serait certainement très impressionné !

« Je suppose qu'une visite guidée n'est pas nécessaire... Vous devez certainement connaître ce genre de bateau. » reprit-il alors, désignant son modeste et crasseux navire de pêche d'un geste ample. Il n'avait pas l'intention de manquer de respect à la jeune femme, au contraire. Avec cette manière peu adroite de présenter les choses, il cherchait justement à lui montrer qu'il n'avait pas l'intention de lui apprendre quoi que ce soit sur l'art de la navigation et les vaisseaux qui voguaient sur leurs océans, il ne lui faisait pas l'affront de la sous-estimer. Après, si Sarina tenait vraiment à découvrir les entrailles du bateau, qui était-il pour l'en empêcher ?